Le 22 septembre 1999 est un jour important dans l’histoire du rap québécois. Ce jour-là, Patrick Marier et Francis Belleau (alias 2Faces) se rendaient au Palais de justice de Québec pour enregistrer le nom de leur toute première compagnie : Explicit Productions. À une époque où, tranquillement, l’industrie québécoise commençait à délaisser le hip-hop après l’ouragan Dubmatique, le label allait contribuer à donner plus de force et d’indépendance à une scène musicale en pleine effervescence.

20 ans, 68 albums et 275 000 exemplaires vendus plus tard, on discute de la naissance et de l’évolution d’Explicit Productions avec ses deux fondateurs.

D’abord, comment vous êtes-vous rencontrés?

Patrick Marier : Je pense que ça a commencé au secondaire…?

Francis Belleau : Ouais, exact, on est des vieux chums du secondaire. Et on est resté très proches même après ça. Dès le début de ma carrière, je me tournais souvent vers Pat pour avoir des conseils. Quand je finissais d’enregistrer quelque chose, j’allais le voir pour lui faire entendre. C’est un gros amateur de rap.

Francis, si je ne me trompe pas, tu étais signé avec Tacca en 1999 pour ton premier album solo, Appelle ça comme tu veux. Est-ce que tu as voulu partir ton propre label en réaction à ton expérience avec eux?

F.B. : Je peux pas aller jusqu’à dire ça, car j’ai énormément appris avec eux. Mais, bon, on est à la fin des années 1990, et la façon dont ils travaillaient, c’était toujours très long, très lent. Pis, pendant ce temps-là, la scène émergeait, et j’avais envie de collaborer avec plein de monde. J’avais tellement d’idées et de beats en banque que ça pouvait pu passer par un seul canal. Dès que je suis sorti du studio pour Appelle ça comme tu veux, j’étais déjà ailleurs dans ma tête. Je voulais pas faire un autre album solo, mais j’avais en tête cette idée de compilation avec plein de rappeurs. Je cherchais une façon de sortir Berceau de l’Amérique, et c’est là que je me suis tourné vers Pat.

Pat, avais-tu de l’expérience dans ce milieu-là?

P.M. : Zéro pis une barre! Mais j’avais de l’argent. Ça prend un business guy dans une entreprise, pas juste des créatifs.

Comment tu gagnais ta vie avant?

P.M. : Je travaillais ici et là…

F.B. : (rires) Disons qu’il payait son paget.

P.M. : Ouais. J’étais un travailleur autonome… avec un paget.

Bref, c’était assez improvisé comme label? Aviez-vous des exemples, des mentors?

F.B. : À l’époque, y’avait Mont Real qui avait signé Yvon Krevé pis Sans Pression, mais on n’était pas affilié avec eux. On improvisait pas mal, ouais.

P.M. : Je me souviens qu’après qu’on se soit incorporé, j’étais fier de dire à tout le monde qu’on avait un label. Y’a des boys qui me demandaient ce que ça faisait exactement, une compagnie de disques, mais pour de vrai, j’en avais aucune idée. J’étais juste content d’avoir mon papier et d’avoir une raison de partir de chez nous.

F.B. : Studio wise, par contre, moi je savais très bien où je m’en allais. J’avais des bonnes instrus et une bonne réputation. Le monde savait que s’ils venaient travailler avec nous, ils auraient un bon son, un bon mix, un bon studio. Et j’avais des bons contacts ici et là dans l’industrie, notamment Jack Larnak, mon ancien roady pour La Constellation. Lui, il faisait de la promotion pour nous et il nous a trouvé un contact avec Distribution Sélect.

Qu’est-ce qui a motivé le choix du nom? Provoquer, faire réagir…?

F.B. : Ça reflétait bien notre genre de rap, ouais, mais la réalité c’est que, quand on est arrivés pour s’enregistrer au Palais de justice, on n’avait pas du tout pensé à un nom. On est allé dans le couloir pis on se grattait la tête, et une des premières idées qu’on a eue, c’est ça.

Avez-vous eu de la difficulté à vous faire prendre au sérieux au départ?

P.M. : Un peu. J’me rappelle qu’au studio Victor, quand on est arrivé pour enregistrer Berceau de l’Amérique, y’a un genre de boss qui avait sorti sa calculatrice pour nous montrer que ça allait nous coûter cher. On se faisait dévisager.

F.B. : Je pense qu’au même moment, il y avait Daniel Bélanger en haut. Le gars était habitué de dealer avec du monde de même et là, ils voient deux dudes louches avec un paget qui veulent louer le studio pour un mois. (rires)

P.M. : On avait le look de ces années-là, du linge très large pis des culottes en bas des fesses. Il a fini par nous prendre au sérieux lorsqu’on l’a payé.

Une fois que la compilation est sortie, vers la fin de l’année 1999, comment l’avenir d’Explicit s’est dessinée?

F.B. : Au début, c’était vraiment le projet d’un seul album, mais on voyait qu’en même temps, Taktika préparait ses affaires. On a donc pris en licence leur premier album, Mon mic, mon forty, mon blunt, et on a constaté que ça pouvait être rentable, notre affaire. Juste après, y’a Pagail qui est arrivé avec son projet de chanson 83, et on a réalisé que, si on pouvait en faire 12 des chansons de même, on allait en vendre des albums. On commençait à comprendre la game et, tranquillement, c’est devenu une business.

Le succès du 83 a été assez important pendant 3-4 ans partout au Québec, ce qui a évidemment donné un bon élan à Explicit. Pourquoi avoir choisi de sortir de votre dernier album aussi rapidement, en 2004?

F.B. : Les gars approchaient de la trentaine et la réalité nous a rattrapés. Après un certain temps, tous les artistes arrivent à cette croisée des chemins là. Si t’as pas de vrai succès commercial, tu peux pas passer 40 heures dans la musique pis payer tes bills. Y’avait donc ce côté-là, mais aussi le fait qu’après avoir sorti autant de trucs en trois ans, on sentait qu’on s'essoufflait créativement. Fallait prendre un step back.

Est-ce que la fin du 83 a entraîné une période de doutes ou de questionnements pour Explicit?

P.M. : Le doute est toujours là…. À chaque jour de ma vie. Mais c’est vrai qu’à ce moment-là, ça a été un gros choc. J’ai dû me trouver un emploi. J’avais pas de diplôme, donc je suis allé travailler en ventes. J’ai fini par obtenir un poste de direction à Montréal.

F.B. : Ça a été une période difficile, qui coïncidait avec l’apogée des sites de download comme Kazaa, LimeWire… C’était difficile de vendre des disques, car à la base, on savait qu’on allait se faire manger la moitié de notre profit. Déjà qu’on roulait pas sur l’or, là, c’était juste pu viable. Y’avait juste Taktika qu’on gardait et qui nous assurait un certain succès.

J’imagine que c’est à ce moment-là que tu as laissé tomber la direction de l’étiquette?

F.B. : Après Moi, 2 Faces et Dirty (2007), il restait pas mal juste Taktika qui roulait. C’était molo. Et, de mon bord, je mettais beaucoup de temps dans mon métier de monteur/réalisateur. Je voulais pas être un frein à Pat et je trouvais pas ça utile de séparer en deux ce qui restait de la tarte. Je lui ai donné le «go» pour faire ses affaires en solo.

Et c’est là que Saye et Souldia sont arrivés dans le décor?

P.M. : D’abord, il y a eu Saye, que j’avais vu en première partie de Taktika. Et c’est lui qui m’a amené vers Souldia en 2009-2010. Au départ, j’étais pas trop sûr de le signer, car Explicit était toujours resté très Rive-Sud. Y’avait pas vraiment de connexions qui se faisaient entre nous et le reste de la ville. Mais bon, les querelles s’étaient estompées avec Limoilou et je voyais que Souldia générait des gros chiffres.

F.B. : La signature de Souldia, ça a rapproché tout le monde sur la scène de Québec. Les vieilles histoires de guerre contre Limoilou se réglaient les unes après les autres, et Pat avait pas le choix de voir plus grand. Pour continuer, fallait mettre des bûches dans le foyer.

L’alliance avec Souldia concorde aussi avec le début de l’engouement pour la marque de vêtements Explicit. On peut dire que le tournant de la décennie a donné un second souffle à la compagnie?

F.B. : En fait, dès le début, on vendait beaucoup de gilets avec le 83. À un point tel où t’avais pu le droit de porter ça si tu voulais rentrer au Dagobert. C’était devenu un problème! (rires)

P.M. : Ensuite, on a aussi fabriqué des gilets Explicit qu’on a distribués dans des Nikelaos. On a fait un gros rebranding en 2010-2011, ouais. Et c’est venu combler le fait que les ventes de disques s'essoufflaient. Fallait diversifier nos revenus.

Est-ce que tu t’attendais à une aussi grand engouement?

P.M. : C’est vraiment devenu une mode. Y’a encore plein de gens qui portent ça sans savoir c’est quoi! (rires) Ça a vraiment pris un élan lorsqu’on a ouvert notre première boutique en ligne. Ensuite, Souldia a ouvert un local dans un marché aux puces de Charlesbourg. Il attirait bien des fans avec sa petite shop. Je me suis associé à lui et on a grossi le truc. Peu à peu, les artistes qu’on signait devenaient des ambassadeurs de la marque Explicit.

Il y en a plusieurs qui se sont joints à Explicit en 2015-2016. Je pense notamment à la plupart des gars des Northsiderz, comme Les Sozi, Shoddy, Gld… Connaissant les rivalités du passé qu’avaient ces gars-là avec le 83, c’était quand même spécial de les voir représenter Explicit, l’emblème de la Rive-Sud.

P.M. : Ouais, mais moi, j’ai juste suivi les idées de Souldia. Northsiderz a eu un bon succès, donc j’ai décidé de surfer là-dessus en m’alliant avec tous les gars. Comme 2Faces disait : fallait mettre des bûches dans le foyer.

F.B. : J’te mentirai pas… J’ai éprouvé un peu de satisfaction quand j’ai vu tous ces gars-là avec mon logo. (rires) Mais, pour vrai, c’est juste une bonne chose. Les gens ont compris que les opportunités seraient juste plus grandes en s’unissant plutôt qu’en se divisant.

Histoire de pousser encore plus loin la conquête d’Explicit, est-ce qu’il y a déjà eu des plans de percer le marché montréalais?

F.B. : Après Berceau de l’Amérique, on avait signé King. On avait sorti les singles «Les vrais soldats» et «Protège le ghetto», que j’avais moi-même produits. On avait un album prêt à 75%, mais bon, tout ça est tombé à l’eau en raison d’une querelle d’affaires. C’est parti en vrille, et on a dû se dissocier.

Et ça vous a découragés de signer d’autres artistes de la métropole?

F.B. : Un peu. En tout cas, ça a pas aidé, c’est clair.

P.M. : J’ai signé Sadik et Fuccè en 2015, mais c’est un peu mal tombé. Je m’explique : en 2014, j’ai enfin été reconnu comme un producteur et j’ai pu toucher des subventions. J’ai quitté mon emploi en vente et j’ai tout mis mes efforts dans ma business. En 2015, j’étais sur une montée avec Souldia et Northsiderz, et j’ai vu un peu trop gros. J’en ai trop pris sur mes épaules et, malheureusement, en 2016, les ventes ont baissé drastiquement, notamment à cause de l’arrivée du streaming. Ça m’a fessé financièrement, et tous mes objectifs ont été en-dessous de ceux que je m’étais fixés. J’étais à terre... Bref, c’est pas que les artistes de Montréal ont pas été à la hauteur des attentes, loin de là, c’est que j’ai été touché par une grosse baisse de revenus.

Et, depuis, le noyau d’Explicit s’est resserré autour de Taktika, Souldia et Saye?

P.M. : C’est exactement ça. Oui, le love, c’est important dans le hip-hop, mais avec la crise de l'industrie musicale et la fermeture des HMV, j’ai pas eu le choix de laisser tomber des artistes. J’ai 41 ans, quatre bouches à nourrir… Tout le temps que je mets dans ma business, ça doit me rapporter. Avoir beaucoup d’artistes, ça devient compliqué, surtout que je suis tout seul là-dedans, à gérer un label dans ma cave. C’est vraiment difficile, et la réalité, c’est que les revenus du rap sont actuellement partagés à 80% par trois rappeurs : Loud, Koriass et Souldia. Les 20% qui restent, c’est pour les milliers d’autres emcees.

Quel portrait se profile pour le futur d’Explicit?

P.M. : Pour vrai, j’y vais un an à la fois. L’album de Taktika est sorti la semaine dernière, donc la priorité, c’est ça. On espère tous un succès à la hauteur des efforts qu’on met, mais les probabilités sont de plus en plus minces.

F.B. : Mais bon, on sait jamais ce qui peut arriver. Y’a d’excellents rappeurs qui arrivent dernièrement et que personne connaissait l’an passé. Faut garder l’oeil ouvert sur la relève.

Est-ce qu’on peut s’attendre à un nouvel album de 2Faces?

F.B. : On sait jamais! Honnêtement, j’ai encore un sampler et des gros beats qui dorment, donc ça va peut-être me tenter à un moment donné. Ce qui est sûr par contre, c’est que je suis pu du tout dans le mood pour faire des shows pis de la promo. Aller signer des autographes au Salon Pepsi jeunesse, non merci.

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