« Hardcore », « rap politique », « rap nationaliste », comparaisons avec Public Enemy et NWA… c’était comme ça que les journaux présentaient le projet à sa naissance. Il y a 30 ans, en novembre 1990, MRF (Mouvement Rap Francophone) lançait le premier disque de rap francophone véritablement issu de la culture hip-hop au Québec.

Première partie de Public Enemy, Toronto, 1991


Lors de ce passage, Public Enemy jouait à Montréal et à Toronto. MRF ouvrait les deux concerts.

« À Toronto, le monde m'a dit que même les groupes locaux se faisaient huer sur le stage. En coulisses, Maestro Fresh Wes m’a dit : “Hey, vous êtes braves! En français en plus… attention pour ne pas recevoir des tomates!” Il nous préparait. J’étais préparé mentalement. Mais moi, dans le temps, j’étais dedans au boutte. Je savais quoi faire pour animer le crowd, que ce soit en n’importe quelle langue. Finalement, quand je suis sorti du stage, ils m’ont applaudi. Maestro Fresh Wes est venu me serrer dans ses bras et il m’a dit : “Wow, c’est spectaculaire! Jamais ne n’aurais cru ça!” Les gens qui s’en venaient voir Public Enemy ne s’attendaient pas à voir un rappeur blanc, francophone, sur le stage, à Toronto. »

C’est comme ça que Ghislain Proulx, aka Kool Rock, aka Mononcle Rock, décrit l’une de ses expériences de spectacles les plus grisantes avec MRF. Le duo était alors à son sommet.

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L’autre moitié de MRF, Jay Tee, derrière les one and two’s, était « l’un des meilleurs DJ au Canada, affirme son partenaire. Justement, au show de Public Enemy, il y avait eu une compétition de DJ en première partie. Le gars qui a gagné nous a regardé jouer et quand on est sorti du stage, il est allé voir Jay Tee et il lui a dit : “Une chance que tu n’étais pas dans la compétition, parce que j’aurais terminé deuxième!” Il a pilé sur son orgueil pour lui dire ça. Donc, il était vraiment bon! »

Perry Gee, gérant de MRF, en rajoute. « Il faisait vraiment partie du spectacle autant que Ghislain. Jay Tee pouvait faire plein de choses qu’aucun autre DJ à Montréal ne pouvait faire, comme spinner le dos tourné et des trucs comme ça. Il était vraiment spectaculaire. Dans un show, il pouvait partir à scratcher comme un drummer par en drum solo », illustre-t-il.

High school rap

Leur histoire commence vers 1985, à Brossard, sur la Rive-Sud de Montréal, dans une école secondaire. C’est là que le jeune Ghislain Proulx fait la rencontre de la culture hip-hop. « Je jouais au basket. Mes chums étaient en majorité noirs. Alors j’ai embarqué dans cette musique là, j’ai tout l’temps aimé cette musique », dit-il.

Né à Montréal en 1969, mais installé sur la Rive-Sud avec sa famille dès l’enfance, Proulx a alors 15 ou 16 ans. La discipline de la culture qui l’attire en premier lieu, c’est le travail du DJ. « Il y avait des gars qui rappaient en anglais et moi j’étais DJ en arrière, explique-t-il. J’étais aussi organisateur. On louait des sous-sols d’église et on organisait des soirées à saveur rap, hip-hop, r&b. Vu que ce n’était pas encore populaire, c’était la seule place où les amateurs de cette musique-là pouvaient se retrouver. C’était surtout des 14-18 ans qui y allaient. On faisait ça pas mal sur la Rive-Sud. Ensuite on s’est associé à Garry T, Garry Thompson, à Montréal. On s’est associé avec eux autres pour faire des partys. »

Quand il dit « on », Proulx fait référence à l’équipe qu’il formait avec son ami et gérant Perry Giannias, dit Perry Gee. On est alors autour de 1988. Le soir, Ghislain Proulx fait son école dans la culture hip-hop, entre la Rive-Sud et Montréal. Le jour, il travaille comme cuisinier.

De son côté, Perry Gee apprend les rudiments de la production dans l’industrie musicale. Le nom BLAST productions fait graduellement son entrée dans l’histoire du hip-hop. Le premier concert produit par BLAST productions, l’entreprise de Perry Gee, en est un du chanteur raggamuffin Shinehead. Le second en est un de Public Enemy, rien de moins. C’était le 19 novembre 1988.

Hip-hop franco

En 1989, le duo est prêt à se lancer dans un nouveau projet. Ils réfléchissent à l’idée de créer du rap en français. « J’ai été avant-gardiste dans le rap parce que j’ai décidé d’essayer ça en français parce que mon anglais était bon, mais pas assez pour écrire », admet-il. L’identité francophone, québécoise, devient donc la pierre d’assise du projet qu’ils baptisent MRF (Mouvement Rap Francophone). Ghislain Proulx adopte le nom de scène Kool Rock. Le premier DJ associé au projet se nomme Richard Boquin, alias DJ Rêve.


Poster du spectacle de Big Daddy Kane à Montréal. Le nom de Kool Rock est inscrit à côté de celui d’un autre rappeur de la Rive-Sud, Easy-G.

Toujours en 1989, Kool Rock est invité à faire la première partie de Big Daddy Kane à Montréal, un concert organisé par Garry T. Le nouveau MC gagne lentement de l’expérience de scène avec des événements comme celui-là.

Parallèlement, le rap devient de plus en plus populaire avec l’explosion que connaissent les Vanilla Ice (Ice Ice Baby, 1989) et MC Hammer (U Can’t Touch This, 1990). « Les jeunes s’intéressaient un petit peu plus au rap, ça a comme bien tombé, faque on a essayé de les faire tomber du côté francophone, mentionne Kool Rock. La musique francophone, ce n’était pas ce qu’il y avait de plus populaire. Aujourd’hui, ça a changé beaucoup, mais dans le temps, les gens disaient que si tu écoutais du francophone, c’était quétaine. Ça a pris du temps, mais les gens ont fini par embarquer. »

Perry Gee, de son côté, se souvient que l’un des seuls rappeurs francophones, à ce moment, était Le Boyfriend, avec son succès commercial Rappeur chic. « On s’est dit qu’il fallait qu’on fasse quelque chose de vraiment hip-hop, de hardcore », dit-il, en comparaison avec la musique du Boyfriend.

En studio à Toronto

En 1990, Perry Gee et Kool Rock veulent enregistrer la musique de MRF. Mais bien peu d’ingénieurs de son québécois sont à l’aise avec le rap, à cette époque. « Ceux qui connaissaient ça le plus étaient à Toronto. On est allés avec un producteur là-bas. Eux autres se spécialisaient plus dans le rap. J’ai parlé au producteur de toutes mes idées. Il a été capable de reproduire tout ça. En studio, j’ai rencontré Michie Mee. Celle qui dit : “Ah, j’peux pas m’arrêter”. Elle s’adonnait à être au studio, faque on lui a demandé si elle voulait participer », raconte-t-il.

Michie Mee était une rappeuse torontoise qui a connu de belles percées aux États-Unis ainsi qu’un certain succès dans le Canada anglais.

C’est aussi au moment d’aller enregistrer à Toronto qu’un nouveau DJ se joint à l’équipe de MRF : Jay Tee, de son vrai nom, Jean Tarzi. Il est invité à scratcher sur les enregistrements, puisqu’il possède une technique impressionnante. Tarzi est également originaire de Brossard. Il était DJ dans le secteur au même moment que Proulx l’était.


La pièce Notre monde figure en face B du douze pouces de MRF.

Seules deux chansons issues de cette session d’enregistrement se retrouvent sur le maxi douze pouces que MRF lance ensuite (idem sur la version cassette) : MRF est arrivé et Notre monde. Ce sont pourtant quatre chansons qui sont enregistrées à Toronto. Aux deux nommées ci-haut, on ajoute S.O.S. Racisme et Vive le Québec.


Une rare copie de la cassette simple de MRF / Archives Ghislain Proulx

Le mythique vinyle est lancé de manière indépendante sur l’étiquette BLAST Productions, bien sûr fondée par Perry Gee. Les instrus sont des productions du producteur torontois Howard Hugues et de son partenaire DJX. Richard Boquin aka DJ Rêve est également crédité sur la composition des chansons sous le nom de Rico B.

Le lancement se fait officiellement le 10 novembre 1990.

Cette révolution a été télévisée

« On est revenus de Toronto en écoutant nos tounes dans l’auto pour voir si ça avait de l’allure, se souvient Ghislain Proulx. Faque mon gérant a dit qu’il commencerait à voir si y’aurait pas moyen de passer à la télé. Le lendemain, il m’appelle et il me dit qu’on va faire l’émission Beau et Show avec Normand Brathwaite dans trois jours. Ils avaient eu une cancellation et Normand avait trippé sur l’idée du rap en français. Je commençais à peine à connaître ma toune par cœur. Mais c’est comme ça qu’on a commencé à la télé. »

Richard « Rico B » Boquin, alias DJ Rêve, passe avec MRF à Beau et Show, mais c’est sa dernière prestation avec le groupe. Jay Tee prend officiellement le poste de DJ à partir de là.

Avec l’argent gagné dans les concerts qu’il produit, Perry Gee réinvestit dans les activités de MRF. Il paye le studio à Toronto et c’est aussi lui qui allonge les 15 000$ nécessaires pour le tournage du vidéoclip de la pièce MRF est arrivé.

« Ce n’était pas comme aujourd’hui... faire le clip, ça a coûté 15 000$ et il était ordinaire. Avec des grosses caméras 8mm, etc. Aujourd’hui, on aurait pu faire de quoi plus de qualité avec 200$ quasiment. On en parlait dans les partys qu’on faisait. On disait que les gens pourraient venir pour participer aux scènes. La Rive-Sud, ce n’était pas aussi gros qu’aujourd’hui. Donc, quasiment tous les jeunes qui aimaient le rap se connaissaient. On était une bonne gang. Y’a même le Roi Heenok qui est dans la vidéo! On jouait au basket avec son frère et lui. Il était jeune. Il ne rappait pas dans le temps, il dansait. On le voit un moment donné dans le clip faire un flip », raconte Proulx.

Une fois le vidéoclip terminé, Perry Gee a la mission de le remettre à MusiquePlus. « Ils étaient faciles à approcher, parce que je les connaissais déjà à cause des spectacles que j’organisais. Ils n’ont pas été difficiles à convaincre pour faire jouer le clip », se rappelle-t-il. Le vidéo entre en rotation environ une fois par semaine et le groupe est invité à donner une entrevue à la station. À MuchMusic, le clip entre également en rotation, mais à raison de trois fois par semaine!

Au sommet

À partir de ce moment, la carrière de MRF décolle vraiment. Perry Gee booke MRF en première partie de Ice-T puis de Public Enemy au Rialto, à Montréal, et également à Toronto, tel que décrit plus haut.

En spectacle, MRF a un répertoire d’environ une dizaine de chansons originales. Outre les quatre nommées plus haut, on compte aussi des pièces intitulées Accusés d’être québécois, Toxique et Danse des fous.

De nos jours, la majorité des gens n’a retenu que le refrain de MRF est arrivé. Mais il suffit de changer le 12 pouces de bord pour réaliser que Notre monde était une chanson de rap conscious qui prônait la non-violence, demandait un plus grand contrôle des armes à feux et dénonçait la tuerie de la Polytechnique de Montréal, survenue l’année précédente. Ghislain Proulx était très lucide. D’autres chansons dénoncent le racisme alors que certaines prônent l’indépendance du Québec. C’est donc dire que la vision nationaliste de Kool Rock était déjà tournée vers un nationalisme d’ouverture, inclusif, interculturel, en 1990.

Bref, avec cette charge politique, la présence scénique de MRF est puissante. S’ajoutent aussi aux spectacles deux danseurs et deux danseuses qui pratiquent toutes sortes de moves de breakdance et de street dances.

En 1991, MRF est à son sommet. Dans certains journaux, on commence à dire qu’un album complet pourrait paraître en juin de cette année-là. Le momentum se construit jusqu’à ce que le représentant québécois de CBS se montre intéressé à signer MRF pour un album.


Kool Rock en compagnie de Ice-T. MRF ouvre pour le rappeur américain aux Foufounes Électriques au mois d’août 1990

Le début de la fin


MRF donne des spectacles un peu partout au Québec en 1990 et 1991

Un spectacle showcase est organisé à Laval pour montrer au représentant de CBS que MRF est prêt pour passer à l’étape suivante. « Mais ce soir-là, Ghislain était très malade, se souvient Perry Gee. Il avait la grippe. Le spectacle en a souffert. Pauvre lui, il a tout donné ce qu’il a pu. » Mais ce n’était pas suffisant pour impressionner l’industriel.

« Il nous a dit qu’il faudrait qu’on gagne plus d’expérience sur scène et qu’on en reparlerait après, cite Perry Gee. Mais ça nous a découragé… »

Au cours de la même période, Jay Tee commence à montrer des symptômes de maladie mentale. Il développe un trouble schizophrénique. « Il avait environ 21 ans. Un soir il m’a appelé et il m’a dit que Jésus lui avait parlé et qu’il devait vendre tous ses disques et son matériel, parce qu’il ne faisait pas la bonne affaire… c’est là qu’on a perdu Tarzi », se désole encore Ghislain Proulx.

Avec ces deux obstacles qui surviennent l’un après l’autre, c’est la fin pour MRF. « J’avais 21 ans, il était temps que je pense à me trouver une vraie job », dit Proulx.

Héritage

En 2010, il effectue un petit retour « pour le fun », sous le nom de Mononcle Rock. De son côté, Perry Gee continue la production de concerts rap, culminant avec la tenue d’un spectacle de A Tribe Called Quest, The Fugees et Cypress Hill au Centre Molson le 29 octobre 1996, auquel assistent 12 000 personnes. Il organise aussi le plus grand événement pour collectionneurs d’items reliés aux Expos de Montréal depuis quelques années, avec lequel il amasse ainsi des fonds pour l’Hôpital de Montréal pour enfants.


Mononcle Rock célèbre «les 20 ans du hip-hop québécois» le 19 juin 2010 aux Francofolies de Montréal

Avec du recul, les deux hommes sont satisfaits de leur contribution à la culture hip-hop locale. Perry Gee dit que ça n’a pas duré longtemps, mais que c’était important. Mononc Rock, lui, voit le fruit de son labeur être récolté de nos jours.

« À l’époque, j’me suis dit qu’il y aurait du monde qui allaient embarquer. Il y aura d’autres rappeurs et ça va devenir une musique populaire. Un moment donné, je me demandais si j’avais raison. Mais finalement, ce que j’espérais dans le temps, c’est aujourd’hui que ça se passe [...] Je suis content de ne pas avoir fait ça pour rien. Ce dont je rêvais dans le temps, aujourd’hui, je le vois. J’écoute du Souldia à journée longue. C’est une fierté. Je ne pourrais jamais faire quelque chose d’aussi bon que ces gars-là, mais j’écoute juste ça. »

Photo : Archives MRF

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