La perte tragique et soudaine de Jonathan Audet, alias SiniS, fondateur du site web pionnier Hiphopfranco, m’a affecté bien plus que je n’aurais souhaité me l’avouer. C’est pour ça que quand Sam, le rédac en chef de HHQc, m’a proposé de signer un papier lui rendant hommage, j’ai immédiatement accepté.

Murphy Cooper, SiniS et Simon Dor, alias Katana, en 2007. Archives HHFranco.

Mais c’est après avoir lu un commentaire sous une publication du Journal du Hip Hop annonçant le décès de SiniS que je me suis trouvé une motivation supplémentaire pour rédiger ces mots. « Mais qui donc est ce gars ? Quelqu’un le connaît », demandait-il avec beaucoup d’énergie, presque contrarié que l’on célèbre les accomplissements d’un entrepreneur dont il ignorait tout.

Par chance, ce type de commentaire se voulait assez marginal et les artisans du milieu ont la plupart tenu à souligner l’impact qu’a eu Jonathan Audet dans la montée en popularité du rap queb, mais il n’est toutefois pas sans rappeler combien l’histoire peut faire montre d’ingratitude à l’égard des pionniers qui ont longtemps œuvré dans l’ombre. C’est pour ne pas oublier son immense contribution dans le mouvement hip-hop du Québec que j’ai tout de suite dit oui.

La parlure du rap queb

Si le millénial québécois se plaît souvent à prétendre que les slangs hip-hop et le franglais font viscéralement partie de son identité — ou du moins s’il ne se garroche pas pour réfuter cette idée —, c’est qu’il tend à oublier que leur utilisation courante chez le commun des mortels (qui leur était hostile il y a de ça une dizaine d’années seulement) est un phénomène pourtant relativement récent. Avant qu’on entende régulièrement des slangs et du franglais tirés du rap montréalais dans nos médias traditionnels ou qu’ils fassent office de marqueur de classe chez les bobos-corpos en mal de street cred, rappelons que leur usage était jusqu’ici pratiquement exclusif à la communauté rap queb.

Pour le vérifier, on a qu’à placer côte-à-côte la saison ultime de Loft Story, diffusée pour la dernière fois en 2009, avec la plus récente cuvée de Big Brother Célébrités dont la finale s’est déroulée ce mois-ci pour observer le contraste frappant : cette dernière, contrairement à son ancêtre, contient quasi autant de sous-titres que dans une série norvégienne en V.O. sur Netflix. Dans un contexte de télé-réalité où les candidats sont filmés 24h/24h jusqu’à en oublier les caméras, ça ne ment pas. On remarque bien qu’on ne parlait pas couramment le franglais en 2009 et c’est d’ailleurs assez nouveau qu’on ne se moque plus systématiquement de la parlure des rappeurs et des amateurs du genre.

Il serait peut-être un peu stretché d’accorder tout le crédit à SiniS pour la démocratisation du franglais et des slangs, mais il serait aussi indécent de ne pas relever le rôle qu’il a joué dans l’acceptabilité sociale et la popularité toujours grandissante de ceux-ci. Avec son forum actif comptant des milliers de membres, un incontournable de l’époque, peu sont les artisans, adeptes et curieux qui ne sont pas passés par-là. On s’y exprimait couramment dans un franglais décomplexé, avec des expressions propres à la communauté (parfois même inventées et qui ont perduré dans le temps, comme « rap queb » par exemple), qui à ce moment-là, faisait encore sourciller monsieur-madame-tout-le-monde. Pour les membres de l’ex-communauté Hiphopfranco, il est donc difficile de ne pas penser que la plupart des gens mentent lorsqu'ils se réclament de l’école franglaise. On ne les dupe pas.

Le pont menant au grand public

SiniS a sans aucun doute servi de pont entre la communauté déjà bien mobilisée du rap québécois et les journalistes de la scène locale comme mainstream. Il a permis un tas de rencontres et d’opportunités et a offert une vitrine à un mouvement qui longtemps fut snobé. Encore aujourd’hui, je suis amené à travailler avec des gens dont SiniS est à l’origine de notre rencontre. Je compte parmi mes lecteurs les plus assidus d’ex-membres actifs de la communauté HHF qui ne m’ont jamais lâché. Qu’on soit aujourd’hui médecins, avocats ou tuteurs à l’université, quand on se croise par hasard sur la rue ou dans un événement, on s’interpelle encore l’un l’autre via notre pseudonyme du forum de l’époque. Ne me parlez pas du journaliste et chroniqueur Olivier Boisvert-Magnen, je connais seulement Riff Tabaracci. On se côtoie tous virtuellement (et parfois dans le monde réel) depuis près de 20 ans. C’est pas rien et c’est à SiniS qu’on doit ces amitiés-là.

Ce forum a généré un tas de nouveaux adeptes à qui les vétérans de la scène se sont affairés à raconter une partie de la genèse de la scène d’ici de sorte à ce que les œuvres, acteurs et événements qui ont marqué le hip-hop québécois ne sombrent pas dans l’oubli et à ce que les codes continuent à être honorés. À l’intérieur de ses murs, la communauté HHF a vu naître de nouveaux journalistes, rappeurs, producteurs, graffiteurs, photographes, animateurs, vidéastes et promoteurs. Des gens qui s’y sont inscrits dans le simple but de s’y divertir, passivement ou non, s’y sont trouvés, contre toute attente, des passions et des ambitions. Ce fut d’ailleurs mon cas. Si SiniS ne m’avait pas pris dans un coin pour me communiquer qu’il avait décelé un certain talent chez moi, j’ignore où j’en serais aujourd’hui. Il m’a fourni la confiance et l’élan nécessaires pour que je puisse devenir la personne que je suis.

Avant l’ère des médias sociaux

Avant MySpace, Facebook, YouTube, Spotify et TikTok, si un artiste souhaitait diffuser à un plus grand nombre de personnes l’entrevue qu’il a accordée à une émission de radio sur une chaîne obscure de la fréquence FM, les options qui s’offraient à lui étaient à peu près inexistantes. Fallait être là à l’heure exacte de sa diffusion sinon too bad. C’est ici que SiniS a fait toute la différence. Il offrait aux artistes la possibilité de prolonger la durée de vie d’un passage à la télé ou un freestyle à la radio, par exemple. Et avec une communauté bien vivante déjà en place, l’artiste bénéficiait d’un feedback instantané. De nombreuses initiatives sont nées (notamment les « WordUP! Battles ») de cette garantie d’avoir accès gratuitement à de véritables passionnés et connaisseurs toujours parés à alimenter la discussion de façon franche et sans flagornerie.

Pour tout ça, merci SiniS. Bon repos. Les vrais se reconnaissent.

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